Dans la tête de Roger Ballen expert en chaos – RÉPONSES RENCONTRE

Roger in the Family Room, 2014

Photographe sud-africain né aux Etats-Unis, Roger Ballen déploie depuis cinq décennies un univers singulier et puissamment dérangeant. La grande rétrospective que lui consacrait depuis
quelques mois la Halle Saint-Pierre, haut-lieu parisien de l’art brut, est plongée dans l’obscurité depuis la mi-mars et reste depuis suspendue à une incertaine réouverture. Mais “Le Monde
selon Roger Ballen” retrouvera la lumière à la rentrée, dans une nouvelle version repensée. CarineDolek

L a Halle Saint-Pierre, musée dédié à l’art brut, accueille depuis septembre dernier ce que Roger Ballen qualifie lui-même de “plus grande présenta tion de son travail en 50 ans de carrière”.
L’exposition, conçue avec sa directrice ar tistique Marguerite Rossouw, déploie der rière un rideau noir indifférent au métal et au verre de l’architecture Baltard du musée, installations, films, dessins, sculptures, photographies noir et blanc et, pour la première fois, images couleur. Pandémie oblige, le monde de Roger Ballen est resté fermé aux regards tout le printemps, et en attendant que la tempête se calme, on ne peut qu’imaginer derrière les portes closes l’oeuvre si particulière du photographe, ce monde de l’obscur, du caché, doublement obscur et doublement caché par le confinement. L’été qui vient permettra peut-être d’en soulever à nou veau le rideau. À la rentrée, une version repensée et resserrée de l’exposition pré sentera ensemble installations et images à
l’étage de la Halle Saint-Pierre, laissant le rez-de-chaussée au plasticien et dessina teur Stéphane Blanquet. Une manière, pour la directrice du lieu, Martine Lusardy, de trouver des solutions à la crise sanitaire en ménageant “des strates d’espace où s’en gouffrer et être du côté de la vie”.  Il y a quelques mois, alors que nous traver sions avec lui le labyrinthe de son oeuvre, Roger Ballen nous parlait tranquillement d’humour, de couleur, de rats, du chaos, de sa démarche artistique, d’équilibre personnel et mondial, d’engagement individuel et d’expérience.

 

La Halle Saint Pierre et vous avez l’air faits l’un pour l’autre, comment est née l’idée de cette exposition?
Nous avons commencé à discuter de cette exposition avec Martine Lusardy, la direc trice, il y a environ quatre ans. Nous y travaillons depuis deux ou trois ans, et nous avons passé toute l’année dernière à la préparer. C’est vraiment un endroit particulier. Un beau musée, un bel espace, une belle librairie, un beau public, une belle programmation. Ici, il ne s’agit pas de montrer le plus nouveau, le plus beau, le plus à la mode, mais le plus pertinent. Pertinent d’unpoint de vue psychologique, c’est à dire quiaffecte la psyché, quoi qu’il se passe dans le monde extérieur. L’espace        y est un cercle. C’est énigmatique, comme un labyrinthe :  on peut y perdre ses repères, ce n’est pas un espace d’exposition classique où soit on domine l’espace, soit l’espace nous domine.
On n’en trouve pas la sortie comme dans un musée classique, juste en quittant la pièce. Il y a peu de musées d’art brut à travers le monde, et encore moins comme celui-ci.

En 2017, vous investissiez une maison entière lors des Rencontres d’Arles, “The house of the Ballenesque”. Avez-vous repris des éléments ? Pour la première fois, vous utilisez ici des papiers peints pour les dessins.
Les pièces sont organisées par thème : réel versus irréel, la couleur, les fils, les dessins, les animaux, les gens. Les seuls éléments qui viennent d’Arles ici, ce sont le sofa et le poste de télévision. C’est tout. Tout le reste arrive de Johannesburg. Grâce aux papiers peints, on peut garder les dessins. Ils sont magnifiques, on peut les montrer, les photographier, les archiver. Avant, on fai
sait des dessins sur les murs de l’endroit où on réalisait les photos, mais on ne peut pas emporter avec soi un mur en ciment. Il y a des milliers et des milliers de dessins que j’ai faits ou que d’autres personnes ont faits auparavant qui sont perdus, parce qu’on n’y avait tout simplement pas pensé. Mainte nant on dessine sur les papiers peints. On change les accessoires à chaque photo,
parce que c’est supposé être un endroit unique. Ça n’a pas de sens d’avoir des personnages uniques dans des endroits uniques avec les mêmes accessoires. C’est ça la photographie : un moment authen tique dans un endroit authentique. Si vous abusez de vos accessoires, c’est perturbant et manipulateur. La plupart des images sont prises dans des endroits différents, dans les immeubles,
les maisons où habitent les gens photographiés. On explore les différentes pièces, cequ’ils possèdent. Et parfois j’apporte ce que j’achète ou que je trouve. À vrai dire, mes modèles se fichent de ce que je ramène. Sic’est drôle, ils trouvent ça drôle, c’est tout. Ils s’en fichent. Ils ne s’intéressent pas à la photographie, ils ne s’intéressent pas à l’art, et ils ne s’intéressent pas à ce que je fais.
Ils me laissent faire parce qu’ils m’aiment bien. Là où je vais, si les gens ne vous apprécient pas, vous vous faites tuer. Ou vous perdez votre appareil photo, ou vous perdez votre voiture, ou vous vous faites cambrio ler. .. Ces endroits sont violents, chaotiques.
Beaucoup de leurs habitants ont fait de laprison et n’ont pas d’argent. Donc, s’ils nevous aiment pas, vous pouvez avoir toutes sortes de problèmes. Alors oui, s’ils ne m’appréciaient pas, ils m’auraient déjà volé, ou foutu dehors, ou tué. Je suis un ami. Je les traite bien, je les aide pour la nourriture, parfois ils font un travail pour moi, parfois ils portent mon sac, parfois je leur achète
de quoi se chauffer, parfois je paie l’école des enfants, parfois j’emmène quelqu’un à l’hôpital, parfois j’apporte des vêtements. Je suis bon pour eux. Et pourquoi je ne le serais pas? Il y a cette attitude très critique en art, en photographie, qui prétend qu’il ne faut pas aider les gens avec de l’argent. C’est n’importe quoi. Il faut aider les gens. C’est une relation de réciprocité, pas juste
moi qui viens prendre mes photos et m’en vais. Je dois aider les gens avec lesquels je travaille. Ils doivent retirer quelque chose de tout cela. Une photo, ça ne se mange pas.

“Le patron, c’est le chaos”, avez-vous dit pour présenter l’exposition. Vous montrez le chaos, mais vous yapportez aussi de l’ordre.
Oui, et en y apportant de l’ordre, on révèle le chaos. Cela a un effet sur le public parce que cela montre le chaos dans lequel ces gens vivent. Même les animaux tentent d’ordonner leur vie. Mais la vie, c’est le changement, la surprise, on ne peut pas savoir ce qui va se passer d’un moment à l’autre. Cet endroit, c’est celui de l’expérience d’un état de désordre. Cet homme,cette femme sur les images, ne vivent pas la vie ordinaire de la classe moyenne. Ils vivent dans un état où ce qu’ils font n’est considéré ni sain ni normal, et où il n’y a pas de réactions saines ou normales. Mais
il se pourrait bien que leurs réactions, dans leur rapport à ce que le subconscient dé sire, soient, elles, très saines. On peut rêverde mettre quelqu’un dans une valise, on peut avoir envie de donner un coup dans la lampe, ou de jeter ses jouets au sol. On peut parfois se sentir comme mis à la poubelle. Ce sont des images avec lesquelles l’inconscient de chacun peut s’identifier. Le conscient a tendance à les réprimer ou les supprimer. C’est pourquoi le subconscient est considéré comme l’endroit du désordre, que le conscient et la société font tout leur possible pour contrôler. Mais au final, dans la société humaine, le subconscient l’emporte. C’est pour cela que l’histoire se répète, c’est pour cela que l’expérience de la vie s’articule toujours autour des mêmes problèmes, c’est pour cela qu’il n’y a, en fait, pas de différences d’une culture à l’autre.

Faire remonter à la surface ce qui est caché, vous avez fait ça toute votre vie en étant géologue en même temps que photographe.
Il y a beaucoup de métaphores géologiques avec ce que je fais en photographie. Il s’agit de passer par les différentes couches pour aller jusqu’au coeur. Mais il faut garder à l’esprit que la géologie est fondamentalement une science et pas un art. Il s’agit de physique, de chimie, de morphologie, pas de poésie, même si on peut y voir de la poésie, certes. Mais c’est d’abord une science et un business. Prendre des photos, c’est une science et un art. Pour faire des images, il ne s’agit pas de se dire un matin :
“Je me sens fort et inspiré, je vais faire des images”. Il faut avoir engrangé beaucoup d’expériences dans sa vie, il faut savoir ce qu’on fait, et il faut être capable de structurer son monde à travers un objectif. Cen’est pas qu’un art. Science et art, subcons cient et conscient, ce sont des mots qu’onutilise, mais le subconscient se fond dans le conscient et le conscient se fond dans le subconscient. Et ce ne sont que des mots, des termes très génériques.

Les jeunes générations vous apprécient toujours. Musiciens, graffeurs, vidéastes connaissent Roger Ballen. Comment expliquez-vous cela?
Le subconscient est considéré comme l’endroit du désordre, que le conscient et la société font tout leur possible pour contrôler. Parce que la plus grosse partie de ce quise fait en photographie parle de la même chose. Bien sûr, je vois parfois des expositions intéressantes, des livres intéressants.  Mais la plupart du temps, ce n’est pas le cas. Allez regarder les réseaux sociaux, ouvrez les livres photo : on retrouve toujours les mêmes sujets, des problématiques contemporaines, et j’ai déjà vu ces images et j’ai déjà vu ces thèmes. Ce n’est pas de la critique ou de l’arrogance, je ne veux critiquer personne et, encore une fois, il y a debons travaux, mais quand je vais voir une exposition, le plus souvent je préférerais être ailleurs, je préférerais jouer avec mon chien. Il suffit de lire Time Magazine, çaparle de problématiques contemporaines.  Je connais les problématiques du genre, de la race, de l’écologie, ça fait quinze ans qu’on parle de ces thèmes, je n’ai pas be
soin d’en savoir encore plus. Je peux lire Time Magazine ou regarder la BBC, et c’est la même chose, encore et encore. Ça ne me parle pas, je n’apprends rien, cela ne dirige pas un miroir vers le monde de l’obscurité, le monde des ombres, le monde non verbal. À ma connaissance, l’art, la photographie, ne traitent plus ce sujet-là.

 

Comment fait-on pour traiter un sujet aussi dur aussi longtemps?
Je ne sais pas, c’est comme ça, c’est ma façon de vivre ma vie. Je suis d’une autre génération. Peut-être qu’il y a une raison ou une autre, peut-être que c’est la génétique, ma mère, qui sait? C’est comme cela que jeme suis engagé dans le monde. Certaines personnes s’engagent aussi et ne produisentrien. J’ai un cerveau, un esprit, un engagement, une façon d’être au monde, et c’est
ce qui me fait produire. D’autres sont tout autant engagés mais ne produisent rien, et d’autres produisent bien plus que moi. Je neconnais pas l’explication, mais je suis impliqué. Je peux me regarder dans un miroir et voir que je n’ai pas dévié de mon engagement en quinze ans. Je ne suis pas dans la photographie commerciale, je fais de la photographie en lien avec l’aspect psycho
logique des choses. Mon but, c’est d’entrer en contact avec l’esprit intérieur, et aider les autres personnes à trouver des éléments de leurs esprits intérieurs, en créant des expériences positives pour eux, pour qu’ils puissent devenir des êtres humains plus unifiés. C’est ce qui a toujours été le problème sur cette planète: le problème vient de l’individu, l’incapacité de chacun d’être en
harmonie avec son propre esprit, son propre état d’esprit, son propre être. Et tant que cela n’est pas résolu en profondeur, que les gens n’y font pas face, les problèmes du monde, quels qu’ils soient, ne seront jamais réglés.  Je ne dis pas qu’il faut faire ceci ou cela pour résoudre les problèmes du monde, mais très simplement, la réconciliation de soi à soi, et la réconciliation d’individu à individu, peuvent faire la différence. Et malheureusement, je peux avoir ces éléments dans mavie, dans ma période de vie, et je ne pourrai pas les transmettre. On ne transmet pas sa biologie, on ne transmet pas l’histoire aux générations suivantes. Elles ne sont pas nées avec ces idées. Elles recommencent à zéro.

 

Discussion, 2018

 

Mais elles recommencent à partir de ce qu’on leur laisse.
Oui, mais rien ne remplace l’expérience individuelle. C’est le souci de la photographie et de l’art en général : avec les écrans et les réseaux sociaux, l’expérience est devenue numérique. Quand j’ai commencé la photographie, c’était surtout de la street photography. Il fallait être sur place, aller dans le lieu difficile, dans le lieu étrange. Dormir dans le mauvais hôtel. Arpenter les rues. Quand
j’étais jeune, j’ai fait de l’auto-stop, cinq ansde sac à dos. Cinq ans, sans un rond, sur la route. Quand j’ai eu 27 ans, j’avais traversé la majeure partie de mon monde à pied. Rienne remplace ça. Je pourrais regarder un millier de films, regarder un millier de trucs sur YouTube, ça ne se rapprocherait pas d’uniota de mon expérience vécue. C’est juste regarder quelque chose sur un écran. C’est
une partie du problème : on n’expérimente pas la réalité de façon directe, elle nous est livrée de façon artificielle. Or, l’esprit fonctionne à l’expérience physique. L’expérience concrète est celle qui a le plus d’impact. C’est beaucoup plus impartant de vous parler en vrai que sur Skype. C’est beaucoup plus impartant de vous parler sur Skype que de répondre à des questions par mail sur
un ordinateur. Plus l’expérience physique est proche, plus c’est impartant et plus vous portez en vous cette expérience.

Est ce que c’est quelque chose que vous voulez montrer dans votre travail?
Je ne cherche pas particulièrement à montrer quoi que ce soit. Je crée des images qui ont des interprétations multiples, parfois opposées, et psychologiquement impactantes. On ne peut pas poser une installation ici et dire que c’est à propos de ceci oucela. Ce n’est pas à propos d’une chose en particulier, c’est à propos de cinq choses différentes, avec des interprétations visuelles
multiples, qui doivent, si c’est réussi, avoir une connotation psychologique, difficile à définir. Voilà ce que nous faisons ici.

 

Ce qui veut dire que c’est très ouvert.
C’est pour cela que c’est de l’art. Autrement, ce serait du registre de ce qu’ontrouve dans un musée d’art contemporain, et ça, c’est quelque chose que nous connaissons déjà, c’est juste une illustration de ce qu’on connaît déjà, et c’est la même chose encore et encore. Si vous regardez une sculpture ici, pouvez vous me dire ce qu’elle représente? Avez vous peur de ce que vous voyez ? Est-ce que cela vous rend nerveuse? Comment vous accordez-vous avec cela? Est-ce votre monde? Est-ce mon monde? D’où cela vient-il? Comment on arrive là? Essayez de répondre à ces        questions. Et peut-être que cela vous rend nerveuse, alors il n’y a qu’à passer dans la pièce d’à côté, métaphoriquement.

Continuez-vous d’apprendre avec votre art?
Si je n’apprenais plus rien, j’arrêterais. Je fais des photos couleur en ce moment, donc j’apprends la couleur. Les installations deviennent de plus en plus complexes, nimeilleures ni pires, simplement elles vont dans des directions différentes. L’esprit n’est pas une zone unique. Je ne sais pas ce que c’est, mais c’est un organisme complexe, aux facettes complexes, si on peut
utiliser ce terme. On peut composer avec un de ses aspects, et il y a un nombre infini d’aspects avec lesquels se réconcilier à un moment de sa vie. Les différentes images et installations vous permettent de vous réconcilier avec différents compartiments de votre esprit. Ça permet de mieux comprendre qui on est, d’une drôle de façon, d’une façon énigmatique. Je ne dis pas se
comprendre soi-même, pour être plus précis, vous pouvez très bien avoir une perception de vous même qui est une totale illusion, un mirage. Vous pouvez croire que vous savez qui vous êtes mais en fait pas du tout. Vous pouvez croire que vous avez un équilibre, que vous contrôlez certaines choses, et en fait pas du tout. Mais cela vous donne une sensation d’être. Ça ne veut rien dire en fait. Et il n’y a rien de mal à cela. C’est un truisme difficile à affronter. Dans un des films montrés dans l’exposition, je dis que le mot le plus puissant de la langue anglaise, c’est Rien (Nothing). Le plus puissant et le plus pertinent. Rien. Vous savez Rien. Vous ne savez pas où vous allez. Sivous pensez autre chose, vous vous trompez. C’est un état de conscience, une tentative d’être à la conscience, comme dans le bouddhisme. Que vous le vouliez ou non, ce soir, vous allez rêver. Que je le veuille ou non, je suis installé à la dérive, en dehors de mon esprit. Et cela n’a pas d’importance.
Si vous êtes satisfait de ce que vous faites, le temps est compté. Si vous êtes positif et passionné à propos de ce que vous faites, alors c’est merveilleux. Il n’y a rien de mal à ça. Je pourrais m’asseoir en haut de Montmartre et regarder le soleil, mais je l’ai déjà fait assez souvent, alors je sais ce que c’est que de regarder le soleil. Je sais tout ce que j’ai besoin de savoir là-dessus, j’ai passé des
années à le faire. Je suis un géologue. J’ai été dans la nature, dans le bush, sous la terre et au-dessus. J’ai fait tout cela, je connais cela. Je suis conscient, j’ai déjà fait ces choses, je ne les bloque pas. Et je ne prends ni Apple ni Facebook pour des dieux.

A l’étage sont exposées pour la première fois des photos couleur. Les tons sont très doux, un pastel sourd.
Je n’aime pas la couleur, et j’avais dit que je n’en ferais jamais. C’est vraiment arrivé juste par accident, parce que j’avais cet appareil dans les mains et que le rendu m’aplu. Leica m’a donné un appareil photo pour faire une vidéo ballenesque. Et pendant que je faisais la vidéo, j’ai commencé à prendre des photos couleur. Je n’avais jamais eu un appareil photo couleur avant, et ces images en couleurs sont meilleures que je ne l’imaginais. La couleur n’est pas aussidure que le noir et blanc. Et ces couleurs sont très monochromes, ce ne sont pas des couleurs vives. Je peux facilement passer ces images en noir et blanc sur Photoshop et elles marchent toujours. Cela fait seulement deux ans que je travaille en couleurs. Je ne l’avais jamais fait auparavant.

Diriez-vous que ces images sont plus Ballen ou moins Ballen?
Elles sont totalement Ballen. Les images noir et blanc et couleur sont reliées. Les photographies couleurs ont un autre effet sur les gens, un peu moins dur. Les couleurs, c’est joli. Le noir et blanc, ce n’est pas joli.

Vos images ont de l’humour, un humour très noir, sarcastique, au sens premier de “qui arrache la chair”, qu’on sent davantage dans les images en noir et blanc.
Il n’y a que dix photos couleur exposées, et je ne travaille en couleurs que depuis deux ans, alors que pour le noir et blanc il y a vingt ans d’images, c’est pour cela qu’on peut percevoir plus d’humour. Toutes mes images ont quelque chose à voir avec mon humour. Un humour très noir, où surgit l’absurde. La philosophie de l’absurde est née en France, avec Breton, Beckett. C’est une
des façons d’interpréter certaines de ces photographies. Elles sont prises dans une ambiance très légère, on s’amuse. Tout le monde plaisante, personne ne s’inquiète. Ils m’aiment bien, ils aiment bien ce qu’on fait, ils aiment bien faire les acteurs. Je continue les images couleur, je veux en faire un livre. Mais avant la couleur, j’avais passé cinq anssur les rats. Alors, avant de publier la cou
leur, je veux publier les rats. Les gens sur les photos trouvent leurs images drôles. C’est souvent leur seule remarque : “C’est drôle”. Et c’est sûrement drôle parce que même les gens sur les
photos les trouvent drôles. Les rats aussi, d’ailleurs, les trouvent drôles. Quand je les montre aux rats, ils rient tellement qu’ils n’en dorment pas de la nuit.
Au coeur de l’exposition, le mannequin grandeur nature de Roger Ballen est assis sur un tabouret et tourne sur lui-même, un Rolleiflex dans les mains. Parfois immobile, parfois en
mouvement, il a tellement effrayé une visiteuse japonaise qu ’elle a dû se cacher le visage dans les mains et se laisser guider vers la sortie parson courageux mari. Il nous surprend même
nous, en pleine interview. J’ai toujours une espèce de choc quand je le vois. Mon esprit reconnaît bien que c’est Roger, mais le subconscient ne sait pas comment s’en accommoder, parce que
c’est familier. Je ne me vois que dans les miroirs. Autrefois, sans les appareils photo, sans les miroirs, les gens ne pouvaient pas savoir à quoi ils ressemblaient. Pensez aux peintures de portraits avant l’époque moderne. Nous avons travaillé étape par étape avec le sculpteur. C’est un travail énorme. J’ai dû mettre cette matière sur mon visage, il a fallu prendre des photos des différentes
parties, une photo de mon oeil par exemple, et devant le résultat final, j’ai été assez choqué, j’avais du mal à y croire. Ce qu’on ressent, à se voir comme ça, c’est un sentiment étrange, ni bon ni mauvais, étrange. Toute l’expérience a été étrange, à la fois réelle et irréelle. Cela touche des probléma tiques qu’on rencontre en photographie et cela crée une tension difficile à définir. C’est
lui le vrai Roger, moi je suis le faux. Lui, il ne vieillira pas, c’est moi qui vais vieillir. Dans ses mains, il tient un vrai appareil photo, un Rolleiflex que j’ai utilisé pendant 35 ans. A la fin de l’exposition, ils rentreront ensemble à Johannesburg, il prendra soin de l’appareil pendant le transport. Je n’utiliserai plus cet appareil, je le lui ai donné, c’est le sien maintenant.

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